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Le brouillard

Simone, mets ton manteau et tes gros sabots noirs,
Nous irons comme en barque à travers le brouillard.

Nous irons vers les îles de beauté où les femmes
Sont belles comme des arbres et nues comme des âmes ;
Nous irons vers les îles où les hommes sont doux
Comme des lions, avec des cheveux longs et roux.
Viens, le monde incréé attend de notre rêve
Ses lois, ses joies, les dieux qui font fleurir la sève
Et le vent qui fait luire et bruire les feuilles.
Viens, le monde innocent va sortir d'un cercueil.

Simone, mets ton manteau et tes gros sabots noirs,
Nous irons comme en barque à travers le brouillard.

Nous irons vers les îles où il y a des montagnes
D'où l'on voit l'étendue paisible des campagnes,
Avec des animaux heureux de brouter l'herbe,
Des bergers qui ressemblent à des saules, et des gerbes
Qu'on monte avec des fourches sur le dos des charrettes.
Il fait encore soleil et les moutons s'arrêtent
Près de l'étable, devant la porte du jardin,
Qui sent la pimprenelle, l'estragon et le thym.

Simone, mets ton manteau et tes gros sabots noirs,
Nous irons comme en barque à travers le brouillard.

Nous irons vers les îles où les pins gris et bleus
Chantent quand le vent d'ouest passe entre leurs cheveux.
Nous écouterons, couchés sous leur ombre odorante,
La plainte des esprits que le désir tourmente
Et qui attendent l'heure où leur chair doit revivre.
Viens, l'infini se trouble et rit, le monde est ivre :
Nous entendrons peut-être, en rêvant sous les pins,
Des mots d'amour, des mots divins, des mots lointains.

Simone, mets ton manteau et tes gros sabots noirs,
Nous irons comme en barque à travers le brouillard.

Remy de Gourmont, Simone, 1897.

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