Version imprimable

Un jeune poisson fulmine au fond des eaux... Il bulle à gros bouillons, de grosses bulles cubiques, coupantes, qui explosent à la surface en petites flammes violettes... La raison d’une telle agressivité ?... : Sa famille vient de lui apprendre que le danger rôde partout, et que dehors, sur terre, des hommes vendent et mangent la chair de son peuple !... Une rage vengeresse l’envahit... Profitant d’un moment où ses parents sont à la messe, il sort la tête de la rivière, et observe attentivement la berge toute proche... Pas un pêcheur à l’horizon... Aucun prédateur dans le ciel... Il gagne la terre ferme... Se sèche soigneusement à l’aide de quelques feuilles de laitues sauvages... S’habille avec application, en faisant attention à ce qu’aucune écaille ne dépasse de sa tenue... Se vaporise généreusement à l’aide d’un spray senteur Loukoum-Gingembre afin de masquer le plus possible ses origines aquatiques, et se dirige vers le village... Il arrive. Remonte la rue principale. Entre chez le poissonnier. Demande à voir le patron... Dès que celui-ci se présente, et avant même qu’aucun des clients présents ne réagisse, il lui arrache un œil à coup d’hameçon, puis, tout aussi sûrement, l’autre, et dans les hurlements de mort qui soudain emplissent le silence, il prend le temps de bomber sur la vitrine Mort aux vaches afin de brouiller les pistes, puis rentre chez lui sans perdre une seconde...

L’enquête piétine. L’inscription vachophobe sur la vitrine d’un aquaphile perplexifie la maréchaussée... La police fluviale transmet ses fichiers, qui se révèlent vite obsolètes, car sous l’eau rien ne se conserve longtemps. L’intrigue s’enlise. Les témoins parlent d’un étranger, habillé drôlement, sentant l’épice et le loukoum. On se dirige vers les milieux islamistes. Le meurtre du poissonnier se médiatise au niveau national. Et au milieu de tout ce raffut notre carpe (car c’en est une) reste muette, profitant de l’eau fuyante et du jour naissant. Carpe Diem, comme il est dit. Dans quelques jours, au journal de 20 heures, elle suivra les informations télévisées et ses écailles, dans les abysses de son logis, luiront de plaisir aux images de l’enterrement de l’esclavagiste de son peuple.

Estimant qu’il n’y a pas d’odeur de marée sans scandales vaseux, la population versatile, un moment sensible à la douleur de la famille du commerçant, retourne sa veste, et se met à jeter l’opprobre sur le métier de poissonnier. Les consommateurs boudent les produits de la mer, et se rabattent sur la viande. Les bouchers en profitent pour avancer leurs pions, faisant remarquer qu’une bonne bavette ne contient pas d’arêtes, qu’un bon faux-filet n’a ni queue ni tête ni écailles à gratter ni tripailles à vider, et qu’il s’accompagne non pas de riz et de citron, mais de frites et de ketchup, argument massue pour des générations de progénitures boutonneuses. La méfiance envers les poissonniers se prolonge. Les chalutiers restent à quai. Les commerces de marée baissent leurs rideaux de fer. La crise s’installe. Les aides d’urgence de l’Etat ne font pas baisser la grogne des syndicats. Les défilés de marins pêcheurs s’amplifient. Différents corps de métier profitent de cette ambiance délétère pour faire grève et dénoncer pêle-mêle malbouffe, salaires, loyers, retraites, flexibilité, chômage, xénophobie, mariages mixtes...

Au vue de cet incroyable capharnaüm, les poissons, eux, battent des nageoires à tout rompre. Notre carpe, à l’origine de ces explosions incontrôlables, devient le chef incontesté de toute la faune maritime. Sa popularité devient si grande qu’elle fédère des peuplades qui s’ignoraient auparavant, plancton et crocodiles criant « Aux armes ! ! » d’une même voix. Il lui suffit d’un seul mot d’ordre pour qu’un monde ignoré sorte dans l’instant des abîmes et envahisse la terre ferme. Des bêtes luisantes, jusqu’alors inconnues des humains, dévorent les enfants restés sans surveillance. Le gouvernement décrète l’état d’urgence, l’armée sonne le rappel, mais la marine nationale reste impuissante devant cet ennemi qui vient de sortir des eaux, et l’armée de terre est démunie face à un adversaire ne respectant aucune des règles de la guerre. D’étranges accouplements se produisent. Des franges de mondes parallèles pactisent et donnent naissance à des chimères sans foi ni loi. On viole. On dissèque. On s’anthropophage. On crucifie... Ah ! ! ! Mais là, c’en est trop ! ! : Dieu se fâche un bon coup et déclenche un second déluge... Hélas ! Il s’aperçoit trop tard de sa terrible erreur, en entendant les bulles de joie des envahisseurs qui, retrouvant leur monde liquide, se répandent à grands coups de nageoires sur toute la surface du globe, semant la terreur jusque dans les plus petites anfractuosités des fonds marins.

Cette fois, Dieu s’énerve, et frappe fort : Il fait un trou au pôle sud, et la Terre se vide. Tout fout le camp au fond de l’univers : Hommes, bêtes, parcmètres, journalistes, tapis d’orient (et d’occident), tondeuses à gazon, académiciens. La Terre se ratatine, se racrapote, se débaudruchise. Ça fait un grand Pffffffffffff !... Et la Boule de Vie se réduit dans l’instant à une chose ridicule et fripée.

Sur un coin d’étoile, au fond d’une minuscule crique d’eau fraîche, la carpe, projetée dans l’espace et miraculeusement rescapée par sa chute improbable dans ce minuscule coin de vie, voit Dieu revenir, donner un dernier coup de balai, éteindre le soleil, décrocher l’étoile Polaire, fermer l’horizon, et rentrer chez Lui tout en pestant contre la perte de son jouet préféré.

« Oh, la vache ! !  » se dit la carpe... « Je crois que j’ai déconné.  »

C’est alors qu’elle remarque un merlan aux yeux frits, portant beau, écailles de nacre et nageoires effilées, incroyablement rescapé comme elle de leur chute céleste, et qui lui chuchote aux ouïes : « On peut peut-être recommencer tout ça, ma belle... Si tu vois ce que je veux dire... »

© Christian Gros

 

PrécédentSuivant