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Le Chah et le Polygraphe

(Une vie bien remplie)

En ce temps-là, un jeune roi,
Qui se pare là-bas du beau titre de Chah,
Administra la Perse quelque temps.
Protecteur affectueux des arts et des sciences
Il aimait voir fleurir le champ des Connaissances,
Et il advint qu'il fit mander le Président
        De sa Royale Académie.
Aussi jeune que lui, mais brillant polygraphe
Qui savait presque tout - et même l'orthographe
        Et la calligraphie1 :
« Tu sais, lui dit-il, que j'ai perdu mon bon Maître,
Or, ois ce qu'il m'a dit avant de disparaître :
        - Ô orgueil des rois,
        Tuteur des arts et des lois,
Mon devoir accompli je pars sans regrets :
Désormais, tu en sais juste assez
Pour savoir que tu ne sais rien ! Adieu,
Et souviens-toi que si l'on clôt les yeux
        Des morts avec douceur,
        C'est avec la même douceur
        Qu'il faut ouvrir ceux des vivants.
        - Par les roses d'Ispahan !
        Ajouta le Prince,
        Tout cela me semble un peu mince,
Et seules comptent les conquêtes de l'esprit.
        Aussi, j'ordonne ceci :
Va quérir les savants de mon vaste royaume.
        Que le Psalmiste laisse ses psaumes,
        Que le Lettré quitte son épigone,
        Et que tous à la ronde
S'en aillent moissonner tous les savoirs du monde.
        Enfin, réunis-les en ton Aréopage
        Et qu'on rédige à mon usage
        L'Histoire Universelle
De la vie des hommes depuis l'aube des temps.
        Va ! et soutiens leur zèle. »
        L'Immortel s'en va lentement,
        Puis s'en revient pareillement.
        Je veux dire, s'en revient au palais
        Vingt ans après,
        Précédé de douze chameaux
Portant chacun cinq cents volumes sur le dos.
Le Chah l'embrasse et dit : « C'est bien, mais comment lire
        Tout cela avant de mourir ?
Réduis un peu ta matière et reviens me voir. »
Quinze ans s'écoulent : l'érudit reparaît
Accompagné de quatre forts chevaux de trait
Chargés, chacun, de trois cents grimoires :
« Cela eût été parfait autrefois,
Dit le Chah, mais aujourd'hui, tu le vois,
        J'ai dépassé la moitié de ma vie.
        Toi-même tu n'es guère rajeuni.
        Le temps poursuit sa fuite...
        Abrège encore et reviens vite ! »
Cinq ans après le docte est de retour suivant,
Malaisément, un tout jeune éléphant
Lesté de cent vingt tomes seulement :
« Ah ! dit le roi, je n'y vois guère et maintenant
Le temps me fait la guerre, je lis lentement,
        Aussi fais plus court.
        Va, presse-toi, et accours ! »
        Encor deux ans et le podagre est là
        Porté par un petit onagre dont le bât
        N'enserre qu'un seul gros volume.
Un chambellan le conduit, tout courbé,
Dans le demi-jour des moucharabiehs
Jusqu'au Chah expirant sur son lit de plumes :
        « Hélas ! dit l'Excellence dans un soupir,
Tu arrives trop tard, je me meurs, je suis mort !
- Car il s'exprimait comme Shakespeare2 -
        Je partirai donc sans toucher au port.
Sans tout savoir de la singulière histoire
        Des hommes et de leur Mémoire. »
        Alors la vieille sommité,
Inclinant vers son maître un chef branlant, lui dit :
« Ô Majesté, partez sans regrets ; Je puis
        Vous en faire le résumé :
        Ils naquirent, ils souffrirent
        Et ils périrent ! »

Savants ou Poètes promis au Panthéon,
        Voire au gibet de Montfaucon,
Au terme d'une vie tout ce que nous savons
        Est fort peu de chose.
C'est un peu mieux que rien, du moins... je le suppose.

Yves Tarantik

1L'écriture est quelquefois dite : « Science des ânes ».
2Je reconnais que c'est un peu osé mais on pourra essayer de prononcer « à la française » : Chakespire.

© Y. Tarantik
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