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Un chansonnier

Depuis bientôt soixante ans je travaille
Assidûment et toujours de bon cœur.
Que fut ma vie ? un vrai champ de bataille
Où je ne fus pas toujours le vainqueur.
À l'Artisan il faut tous les courages
Pour traverser l'époque où nous passons ;
De mon passé quand je relis les pages,
Je suis heureux d'avoir fait des chansons.

Oui, la chanson pour moi fut une fée
À qui je dois mes moments les plus doux :
Ce n'était pas la Muse dégrafée,
Parlant argot et chantant les voyous.
Non ! ma Musette était la bonne fille
Qui chez le peuple entre et dit sans façons :
Accueillez-moi, je suis de la famille...
Je suis heureux d'avoir fait des chansons.

Le Chansonnier, mieux que le poète,
Voit le succès s'attacher à son nom ;
Voilà pourquoi l'on sait mes chansonnettes
À l'atelier, dans la rue, au salon.
Oui, mes couplets ont fait rêver et rire,
Et quand j'entends fillettes ou garçons
Les fredonner, je me surprends à dire :
Je suis heureux d'avoir fait des chansons.

J'ai traversé d'héroïques époques :
Quarante-Huit, Février... Que c'est vieux !
Je les revois superbes sous leurs loques
Les combattants de ces jours glorieux.
Mes premiers vers ont célébré leur gloire ;
Pauvre rimeur, c'étaient de faibles sons.
Quand leurs refrains chantent dans ma mémoire,
Je suis heureux d'avoir fait des chansons.

Trois ans plus tard ce fut le Deux-Décembre :
Judas triomphe, adieu la liberté !
Prêtre et soldat, tous valets d'antichambre,
Foulent aux pieds serment et probité.
Triste, j'ai vu le triomphe des crimes,
J'ai vu notre or payer les trahisons
Et j'ai lancé, pour venger les victimes,
Sur les vainqueurs d'insolentes chansons.

Soixante-Dix, c'est l'Empire qui croule
En nous léguant la honte et les Prussiens.
Le drapeau noir sur nos murs se déroule,
C'est l'étranger : Aux armes citoyens !
L'effort fut vain ; nous comptons nos défaites :
Le nombre est maître et nous le subissons.
Quand il fallut briser nos baïonnettes,
Le cœur en deuil, j'ai pleuré des chansons.

J'ai vécu pauvre et sans un jour d'envie,
Ma conscience et moi toujours d'accord,
Et s'il fallait recommencer ma vie,
Ce que j'ai fait, je le ferais encor.
Pour ma Patrie et pour la République,
J'aime à rêver de fertiles moissons ;
Pour les chanter d'une voix énergique,
J'ai plein le cœur de nouvelles chansons.

Chansons et poésies, 1901.

Eugène Baillet (1829-1906) fut ouvrier bijoutier et photographe ambulant.

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