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Étranges silhouettes

Texte écrit après la visite de l'exposition de Frans Krajcberg à Paris, au Parc de Bagatelle (jusqu'au 16 octobre 2005).

Dans l'élégance du parc de Bagatelle se dressent d'étranges silhouettes : les êtres brûlés de Frans Krajcberg. Dans les troncs évidés des arbres brûlés de la forêt amazonienne, Frans Krajcberg a sculpté la singularité des espèces disparues, d'étranges nudités qui reflètent les dimensions perdues de la variété du biotope amazonien - les insectes, les animaux, les arbres - pour en faire des totems.

Cette procession immobile des arbres pénitents nous conduit au fil de l'exposition à une salle de photographies où on passe simultanément du paradis de la vie exubérante de la forêt tropicale au feu qui la ravage. Le feu, c'est d'abord son bruit, son roulement sourd, angoissant qui déferle d'être en être, d'arbre en arbre, c'est le craquement du bois, le crépitement des branches, l'agonie des troncs calcinés d'où monte la plainte : mon tronc brûle, mes membres brûlent, mon âme brûle, ces longs gémissements des grands brûlés qu'aucun onguent n'apaise et que Frans Krajcberg résume en cette phrase-appel : « je suis un homme brûlé ».

Il nous rappelle ainsi la proximité de notre vie avec celle de l'arbre, notre intimité de corps humain avec le bois de l'arbre, notre humanité frémissante au bruit singulier de chaque feuille.

Nous sortons calcinés de ce lieu pour prendre corps dans le cortège des arbres brûlés qui nous mène sur une pelouse où il a installé les autodafés, les génocides collectifs, les villages indiens dévastés, la planète en feu. Inquiétants profils d'arbres qui ouvrent peu à peu l'intime de leur âme, comme s'ils étaient venus s'échouer sur la pelouse verte de Bagatelle, comme s'ils venaient nous confier leur ultime secret.

Dans la douceur du crépuscule, ils rougeoient, c'est l'heure de lumière dense où les arbres parlent comme parlent les êtres au moment de la mort. Nulle révolte mais la désolation, et pourtant au plein de la désolation, leurs squelettes montrent encore le vivant : « le mort saisit le vif » dans sa dimension la plus haute de la transmission et de la mémoire.

Poser son oreille contre le tronc calciné d'un de ces arbres, écouter sa plainte, écouter le vrombissement sourd du feu, écouter le chant des peuples qui luttent, écouter la nuit des peuples qui meurent. Pèlerins incendiaires, dans cette exposition nous sommes intégrés, nous ne pouvons nous soustraire à la marche, chaque œuvre est un appel singulier, un arbre nous parle de nous, un arbre nous parle du papillon et de l'oiseau, de l'orchidée et du serpent, du caïman et du renard et nous parle des indiens massacrés, nous parle des villages brûlés, nous parle de la destruction irrémédiable de la vie et de notre responsabilité d'être, de notre conscience d'arbre.

Allez voir cette exposition, allez écouter les être brûlés vous parler de la vie et de l'urgence à la protéger.

 

Nicole Barrière

© N. Barrière, 28 août 2005
Photos : © P. Blavin
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