Un soir, deux voisins se croisent à l’improviste durant leurs promenades digestives ;

- « Bonjour !... euh... Bonsoir  ! », dit l’Un.

- « Bonsoir. », répondit l’Autre.

- « Ça va  ? », demanda l’Un.

- « Ça va... », répondit l’Autre.

- « Bonne soirée  ! », précisa l’Un.

- « À vous aussi ! », renchérit l’Autre.

Puis l’Un continua son chemin, tandis que l’Autre poursuivit sa route. À l’endroit de leur rencontre, quelques phrases insipides finissaient de tomber au sol sans bruit, les carcasses vides de leurs mots s’évaporant presque instantanément. Le crépuscule commença de s’allonger dans le lit des rues, indifférent à tout cela... Car ces promeneurs du soir eussent-ils été des chefs d’État, leur dialogue se serait-il écoulé en fleuve d’idées, et leurs mots auraient-ils fait vibrer le sol durant de longues heures, que l’ombre aurait progressé de la même façon. La nuit en avait vu d’autres... Elle avançait inexorablement droit devant elle, à la manière d’un bourricot céleste dont la progression têtue vers une carotte solaire à demi enfouie sous l’horizon fascinait depuis toujours les étoiles.

Mais voilà que quelques minutes plus tard l’Un revient sur ses pas, essoufflé d’avoir trop couru. Les yeux au sol, il cherche désespérément dans le noir ces deux mots plus précieux que tout, abandonnés stupidement par réflexe tout à l’heure, ces deux « Bonjour ! » et « Bonsoir ! » dont il ne lui restait plus qu’un seul exemplaire de chaque, et qu’il a stupidement gâché dans une relation de voisinage, alors qu’il les réservait précieusement pour une rencontre importante. Jusqu’au lever du jour il va rechercher ces deux perles précieuses, se maudissant d’avoir dilapidé avec insouciance son quota de salut.

Durant tout le jour suivant il poursuivit vainement ses recherches, de cercles élargis jusqu’en trajets improbables. Mais il ne retrouva nulle part son trousseau de mots. Et lorsque l’ombre prit de nouveau possession de la rue, l’homme se sentait si harassé, l’odeur de son épuisement lui était si intense, qu’elle finit par l’enivrer complètement et qu’il sombra dans le sommeil, d’un coup, telle une pierre, à même le sol. Ne possédant plus aucune clef pour ouvrir et fermer les conversations de base avec ses concitoyens, et condamné à la transparence urbaine, il se fossilisa. C’est sur ce bloc inerte qu’au milieu de la nuit quelques chiens errants se forcèrent à lever la patte, conscients que ce ne serait pas de sitôt qu’ils pourraient s’oublier de nouveau sur un maître sans que celui-ci ne réagisse.

Dans le quartier, mis à part une pierre surnuméraire, abandonnée bizarrement le long d’un trottoir, et un voisin manquant à l’appel, rien n’avait changé : Les mots continuaient leurs vies, et les hommes survivants s’y accrochaient, tant bien que mal...

© Christian Gros