Le chant de l'exil

Lentement, le soir s'avance sur les façades moroses et fades, la nuit s'étend à petits pas, sur l'horizon et sur les toits, et la pénombre, comme apeurée par la nuit vorace, se voile la face, recule d'abord, et puis s'efface...
Aux galeries des gares encore peuplés, le flou oppresse les pas pressés, et terreur poignarde les quais et les allées, au clair des bars et des bouis-bouis, le long des rails, le long des rues, la nuit menace, au fond des coeurs, au coeur des places.
Comme l'aigle plane sur sa proie, l'ombrant de ses ailes, et plante ses griffes dans la chair chaude, la nuit nous guette, nous suit de loin, et puis nous tient entre tourments, mélancolie et insomnie, entre malheurs et agonie. Elle nous fait frire dans l'angoisse. Elle nous torture. Elle nous fracasse.
Amis poètes ou amoureux de vers et rimes, je suis venu du plus amer et du plus dur de cette nuit, je suis venu de quelque part, d'une autre langue, d'une autre terre, d'outre culture, et même, peut-être, d'une autre peau, d'un autre sang et d'une autre race.
Vers vous, venu timidement, le coeur en larmes, l'âme déchirée, martyrisée. Je suis venu du plus amer et au plus dur de cette nuit. J'ai récité mes plaies et peines, chanté mes rêves et quelquefois je me suis tu, comme si j'étais à marée basse.
Enivrons-nous, me dit la Bohème*, et oublions nos différences, nos langues et terres. Nous sommes amis, nous sommes frères. Enivrons-nous de ce nectar, vidons les verres. Enivrons-nous dans l'extase ; les perles en mots, la soie en phrases. Assoiffons-nous. Soyons voraces.

Amis poètes ou amoureux des vers et rimes, dit le titan, qui garde la grotte en guise de cave,faisons hommage à tel ou telle. Fêtons la vie. Fêtons l'amour, la poésie et les poètes. Et enterrons le jour fadasse.
Paris sommeille entre nous; entre lectures, chansons et rires. Paris s'endort tel l'enfant bercé au chaud. Et dans les rues, là-bas derrière, derrière la cave, derrière les murs de la Bohème, derrière nos rimes, derrière la vie, derrière l'audace, Paris se lasse.
Otons nos masques, dit le poète, ôtons l'oubli, le petit boulot, ôtons les charges, ôtons les cernes, ôtons le trop, le lendemain, le réveille-matin, le dernier métro, aimons la vie, et sortons-y rappeler les âmes qui rêvent de fric et qui paniquent, entre dédales et mille crevasses.
Emportez-moi, amis poètes ou amoureux des vers et rimes, emportez-moi vers l'au-delà, bien loin de moi, vers le salut, le quelque part et nulle part, vers un pays sans répression sans tyrannie, qui n'est que le mien, mais sans la misère, sans bidonville et sans palace.
Morose je suis, et ténébreux, je le sais bien, que voulez-vous ? C'est l'oppression de la mémoire, la nostalgie, et c'est aussi, les petits ennuis, le gros cafard : le racisme, l'assimilation, le bannissement, la réclusion, les préjugés, l'exclusion... etc. et la menace.
Et maintenant que le temps pointe vers les adieux, les au revoir, je vous remercie d'avoir accueilli les vers et les rimes de ma langue natale. Merci à tous ceux qui m'ont aidé, encouragé et applaudi. Merci à toutes celles qui m'ont souri et qui m'ont cité en dédicace.
Salut à vous, amis de la cave, amis bohèmes, poètes ou pas, chanteurs ou pas, comiques ou blêmes, je ne vois pas la différence, hormis l'amour des vers et des rimes, hormis l'envie d'être ici, de partager vers et récits, hormis la classe, hormis la grâce.

* La Bohème : c'est le nom de la cave du théâtre des Déchargeurs.

Jamal Khaîri
Novembre 1997

© J. Khaîri