Extraits de la correspondance à trois PASTERNAK À TSVETAIEVA - le 20 avril 1926
J'ai un but dans la vie et ce but c'est toi. Tu deviens moins un but qu'une part de mon travail, de mon malheur, de mon actuelle inutilité, où la joie de penser te voir cet été me cache tout le reste, et je ne vois aucune partie de tout ce que tu verras peut-être. Se répandre à ce sujet, serait l'obscurcir.[...]
Ton B.
TSVETAIEVA À RILKE - le 9 mai 1926
Rainer Maria Rilke !
Puis-je vous interpeller ainsi ? vous, la poésie personnifiée, ne pouvez pas ne pas savoir que votre nom à lui seul - est un poème. Rainer Maria, des sons qui évoquent église - enfance - chevalerie. Votre nom ne rime pas avec l'époque - il vient d'avant ou d'après - de toujours. [...]
Marina
RILKE À TSVETAIEVA - le 10 mai 1926
Marina,
Je t'ai reçue dans mon cœur, dans ma conscience tout entière frémissant de toi, de ta venue, comme si ton grand compagnon de lecture, l'océan, avait roulé vers moi avec toi, flot de cœur. Tu as plongé tes mains, Marina, tour à tour offrantes et jointes, tu as plongé tes mains dans mon cœur comme dans le bassin d'une fontaine ruisselante : et maintenant aussi longtemps que tu les y garderas, le courant continu coulera vers toi... Accepte-le. [...]
Comme il me surpasse et souffle plus haut que moi, le haut phlox de tes mots d'été !
Rainer
TSVETAIEVA À RILKE - le 14 juin 1926
Ecoute-moi, Rainer, que d'emblée tu le saches. Je suis mauvaise. Boris est bon. Et, à cause de ma mauvaiseté, je me suis tue [...]
Ce que j'ai ressenti ? du remords ? non. Jamais. Rien. En guise de sentiment, un acte. Je lui ai recopié et envoyé tes deux premières lettres. Que pouvais-je faire de plus ? oh je suis mauvaise Rainer, je ne veux pas de confident, serait-ce Dieu lui-même. [...]
Quand je mets les bras autour du cou d'un ami, c'est naturel ; quand je le raconte, ça ne l'est plus (même pour moi). Et quand j'en fais un poème, cela redevient naturel. Donc l'acte et le poème me donnent raison. L'entre-deux me condamne. C'est l'entre-deux qui est mensonge, pas moi. Quand je rapporte la vérité (les bras autour du cou), c'est un mensonge. Quand je la tais c'est la vérité. [...]
Marina
PASTERNAK À TSVETAIEVA - le 11 juillet 1926
Chère Marina,
[...] La création littéraire est accompagnée d'états imbéciles. A n'y est pas égal à A, la logique est impuissante ou perpétuellement inconvenante et ivre.
J'attends avec impatience tes vers sur nous deux, comme tu dis. C'est-à-dire tout simplement, je gage, de merveilleux nouveaux vers de toi.
Ton Boris
RILKE À TSVETAIEVA - le 28 juillet 1926
Merveilleuse Marina, Comme dans ta première lettre j'admire dans chaque autre, depuis, ta manière si rigoureuse de chercher et de trouver l'inépuisable chemin qui te mène à ce que tu veux dire et, toujours combien tu as raison. Tu as raison Marina[...]
Mais toi, Marina, je ne t'ai pas découverte à l'œil nu, Boris m'a mis un télescope devant mon ciel ... les espaces, d'abord, sont accourus dans mon regard levé, puis soudain, tu t'es dressée pure et forte, en plein dans le champ, là où les rayons de ta première lettre t'ont rassemblée pour moi.
Rainer
TSVETAIEVA À RILKE - le 2 août 1926
Rainer,
Je veux dormir avec toi - m'endormir et dormir avec toi. Cette merveilleuse expression populaire, comme elle est vraie, profonde, sans équivoque, comme elle dit bien ce qu'elle dit. Simplement dormir. Rien de plus. [...]
Rainer, le soir tombe, je t'aime. [...]
Ne sois pas fâché contre moi, fâché ou non, cette nuit je dormirai avec toi. Le lit est un bateau, nous partons en voyage.
TSVETAIEVA À PASTERNAK - le 1er janvier 1927
Tu es le premier à qui je mentionne cette date.
Boris, il est mort le 30 décembre, non le 31. Encore un coup manqué de l'existence. La dernière et mesquine vengeance de la vie contre le poète.
Boris, nous n'irons jamais voir Rilke. Cette ville a déjà disparu.
Texte complet dans
Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvétaïéva, correspondance à trois, L'imaginaire / Gallimard (1983).
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