Coups de foudre | ![]() L’homme et les grands événements de sa vie Boris Léonidovitch Pasternak est né à Moscou le 10 février 1890, et l'on peut dire que des fées artistiques sont autour du berceau et qu'il est issu d'une sorte d'aristocratie de la culture. Sa mère, née Rosa Kaufman, dont le père était un riche fabricant d'eau de seltz, est une grande pianiste qui a donné des concerts à moins de 10 ans. Des tournées en Russie, Pologne, à Vienne font de la jeune prodige une artiste consacrée. Elle épouse Léonid Pasternak en 1889 et abandonne sa carrière pour élever ses quatre enfants, dont Boris est l'aîné. Mais, elle continue à jouer et donner des concerts intimes auxquels assiste le jeune Boris. Il va lui-même apprendre le piano et le pratiquer de façon intense, à tel point que son entourage pense qu'il s'oriente vers une carrière de concertiste. Mais il abandonne cette voie à 18 ans pour la poésie. Il s'attache néanmoins à poursuivre des études de philosophie à Moscou et à Marbourg jusqu'à l'obtention de son diplôme universitaire.
Parmi les grands hommes qu'il côtoie, Boris Pasternak va être tout particulièrement marqué par sa rencontre, à l'age de dix ans, avec le poète allemand Rainer Maria Rilke. Il faut préciser que dans la famille Pasternak on s'exprime très volontiers et très correctement en allemand. Dès sa plus tendre enfance et durant toute sa jeunesse, Boris Pasternak rencontre donc tous ceux qui forment l'intelligentsia russe de l'époque. L'art s'y déploie tout naturellement et, plus que par les heures d'études, cette ambiance familiale artistique l'imprègne, le façonne, et il doit sans aucun doute beaucoup à cela son esprit très créateur, le rythme et la musicalité de ses œuvres. En dehors de ce contexte personnel très riche, il faut également souligner que la vie de Boris Pasternak s'est déroulée dans un pays marqué par tout une série d'évènements solennels ou monstrueux qui se succèdent rapidement : guerres, révolutions, plans quinquennaux, purges. Quelques grands moments durant la vie de Pasternak apportent un éclairage aux poèmes que l'on va dire ce soir. D'abord en 1905, c'est la première révolution russe et le régime tsariste perd la guerre contre le Japon. Une foule sans arme s'assemble le 9 janvier pour porter une supplique au souverain. Elle est conduite par le pope Georgy Gapone, aumônier des prisonniers. Ce « dimanche rouge » est particulièrement sanglant. Âgé de 15 ans, Boris Pasternak participe à des manifestations et est frappé lui-même à coup de nagaïka, fouet de cuir dont se servaient les cosaques. Il dit de cet épisode que ce qu'il a le plus éprouvé n'est pas tant la colère du révolutionnaire que l'indignation devant la sauvagerie de la répression. En octobre 1917, les communistes prennent le pouvoir, mais pour Pasternak ce n'est ni une catastrophe, ni la victoire d'un nouveau système politique. Il ne suit pas sa famille qui va émigrer, notamment ses propres parents et ses deux sœurs. Il ne fait pas non plus partie de ceux qui vont chanter avec transport la poésie des machines et des usines. Pour qu'on puisse découvrir son message, il estime que le poète doit s'efforcer de retrouver, malgré la confusion qui l'entoure, les grandes lignes que suit dans tous ses détours la destinée de l'homme. Il dit alors ne pas être un homme d'action, mais qui doit s'adonner à la méditation. À cette époque, Pasternak bénéficie encore d'une grande popularité, et lorsqu'il est critiqué, c'est pour lui reprocher l'hermétisme de ses poésies et son silence à propos de la réalité socialiste. La formule utilisée pour distinguer Pasternak de Maïakovski (autre poète russe important de cette époque) est : « un poète pour poètes ». C'est à cette époque qu'il est caricaturé en sphinx assis au milieu de ses confrères sous une lampe de bureau, parce qu'il se maintient en dehors de l'actualité.
Voilà ce qui pouvait être écrit en 1934, mais quand l'article paraît, le temps de Pasternak est déjà presque révolu, car en cette même année Staline a proclamé le « réalisme socialiste ». Dans cette nouvelle littérature, il n'y a aucune place pour l'œuvre de Pasternak. La nouvelle ligne adoptée par le parti prive le lecteur soviétique de tout contact avec une grande partie de la poésie russe moderne, et évidemment de la poésie de l'Europe occidentale.
Il reste néanmoins membre de l'Union des Ecrivains soviétiques grâce à ses traductions remarquables des œuvres de Shakespeare et du Faust de Goethe. Personne ne peut expliquer pourquoi il n'a pas partagé le sort tragique de beaucoup de ses amis qui font l'objet d'arrestations, s'exilent, se suicident. On a avancé comme argument que ses traductions de poèmes géorgiens lui ont concilié la bienveillance et la reconnaissance de Staline (Staline est né à Tbilissi capitale de la Géorgie). Mais, ce n'est pas une raison bien convaincante. Quoique Pasternak soit mis au ban par la critique littéraire, ses confrères pensent qu'il a de bons rapports avec les dirigeants les plus importants du parti, et qu'il a le courage d'intervenir auprès d'eux pour ses amis. Par exemple, le poète Ossip Mandelstam est arrêté ; sa femme supplie Boris Pasternak d'intercéder. Il le fait, et la suite, assez inattendue, vaut d'être contée : un jour, le téléphone retentit alors que Pasternak attend des amis. L'homme qui appelle est Joseph Staline. Il a entendu parler des démarches faites par Pasternak en faveur de Mandelstam. « C'est la vérité », reconnaît Pasternak. « Tenez-vous donc Mandelstam pour un grand poète ? ». Pasternak esquive : « Il est bon de ne jamais questionner une jolie femme sur une autre jolie femme, ni un poète sur un autre poète. ». On a dit ensuite que Pasternak s'est reproché de ne pas avoir plus chaudement défendu Mandelstam. Ce sont des on-dit, mais ce qui est établi, c'est qu'il y a bien eu échange téléphonique entre les deux hommes. Autre épisode à signaler, lorsqu'il est envoyé de force à Paris sur ordre de Staline au congrès des écrivains antifascistes de 1935, il ne se dérobe pas aux obligations officielles, mais se replie complètement sur lui-même. Il refuse de déjeuner avec Cocteau et Malraux en invoquant l'heure avancée du repas qui ne lui convient pas. Lorsque Hitler envahit l'URSS (1941), Pasternak participe à la défense passive et suit un entraînement militaire. Quand la fin de la guerre arrive, il salue la paix et la victoire. Il est alors âgé de 55 ans et baigne à nouveau dans l'optimisme. En effet, la fidélité au parti n'est plus la seule attitude admise et l'on peut afficher un simple patriotisme russe. Mais cet épisode de liberté ne va pas durer. Ceux qui applaudissent Boris Pasternak et son petit recueil de poèmes sur la guerre, qui s'intitule Dans les trains du matin, sont vite déclarés trop neutres et individualistes. La littérature russe est à nouveau bâillonnée, sous l'égide d'Andréï Jdanov qui dirige toujours l'Union des Ecrivains soviétiques. Boris Pasternak commence alors la rédaction du Docteur Jivago (1945). Il s'explique : « Après la guerre, je me suis rendu compte que mon nom était très connu, qu'il y avait à l'étranger des hommes qui me connaissaient. J'ai compris que je devais respecter ce nom, que je devais mériter ma réputation non par de nouvelles poésies, mais par une œuvre en prose qui exigerait d'autres choses encore ... ». Lorsque Staline meurt en 1953, à Peredielkino, les visiteurs sont à nouveau très nombreux dans la datcha de Pasternak. Vieux amis, écrivains, musiciens, acteurs se rassemblent dans sa demeure. Il pense que l'heure est venue de publier son roman et les poésies qui le complètent. Pour ce qui concerne les vers, la Pravda qualifie leur auteur de « décadent, symboliste individualiste subjectif ». Pour ce qui concerne le roman, la publication en URSS est interdite. Plus aucune ligne de Boris Pasternak n'est imprimée en URSS.
Et le 28 octobre 1958, le prix Nobel de littérature est attribué au roman Le Docteur Jivago. Boris Pasternak l'accepte dans un premier temps. Mais il est violemment attaqué par la presse soviétique : l'attribution du Nobel pour une œuvre où un portrait sympathique est dressé des opposants de la révolution de 1917 est considérée comme un sabotage idéologique organisé contre l'URSS. L'Union des Ecrivains russes prend immédiatement à l'encontre de Boris Pasternak une mesure d'exclusion et demande son bannissement hors d'Union soviétique compte tenu, je cite : « de sa trahison à l'égard du peuple soviétique, de la cause du socialisme, de la paix et du progrès, payé par le prix Nobel dans l'intérêt de l'intensification de la guerre froide ». Boris Pasternak renonce à la distinction par un télégramme rédigé en français : « en vue du sens que cette distinction subit dans la société que je partage, je dois renoncer au prix immérité qui m'a été attribué, ne prenez pas en offense mon refus volontaire ». À Kroutchev il écrit : « le départ hors des frontières de ma patrie équivaudrait pour moi à la mort, et c'est pourquoi je vous prie de ne pas prendre à mon égard cette mesure extrême » de m'expulser d'URSS et d'être déchu de ma nationalité. Il reste donc en Union soviétique, mais, malgré son refus d'aller chercher le prix Nobel, il subit humiliations et menaces, campagnes de presse et injures. Très affecté par la honte et le drame terrible qu'il a vécus, il ne tarde pas à mourir.
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