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Hommage à la poésie ouvrière du XIXe siècle
Soirée du 7 avril 2003

Par Gérard Trougnou

Source :
Edmond Thomas Voix d'en bas
La poésie ouvrière du XIXe siècle

Actes et mémoires du peuple
Éd. François Maspero. Octobre 1979.
Réédité en 2002 par La Découverte.

Maître Adam Billaut, père de la poésie ouvrière, (1602-1662)

 

 

 

Tout d'abord,

un hommage à Maître Adam Billaut,

père ou même grand-père

de la poésie ouvrière !

 

 

 

 

 

L'Histoire !

Quelle Histoire est inscrite au fronton du Panthéon ?
Quelle Histoire encore pouvons-nous apprendre dans nos manuels ?

Je n'apporterai ici aucune réponse aux questions posées, je laisse donc le lecteur seul avec lui-même lorsqu'il tournera les pages de son livre d'Histoire. Peut-être y verra-t-il alors combien l'historien a négligé involontairement ou intentionnellement l'apport essentiel d'un peuple qui, quoi que l'on en dise, fait partie aussi de l'Histoire, et sans qui une nation ne saurait être ! Dans le domaine de la créativité quelle qu'elle soit, nous nous heurtons étrangement au même phénomène d'oubli. La littérature en fait partie et pourtant, aussi loin que l'on puisse remonter, l'expression littéraire dans le monde ouvrier s'est manifestée sous différentes formes : en dehors de la poésie qui fait l'objet du présent exposé, on trouve des pièces de théâtre, des romans, des pamphlets, des études de mœurs, des mémoires, des professions de foi, des articles de presse, des manuels professionnels, voire des monographies de métiers ou de lieux géographiques et même divers dictionnaires de biographies. La poésie ouvrière a donc revêtu un caractère multiple, recouvrant pratiquement tous les aspects de la création. Les premiers ouvriers poètes sont le plus souvent des imitateurs de La Fontaine et des classiques, comme Pierre Blanchard, tisserand né en 1779 aux Gardes dans le Maine-et-Loire, et mort à Angers le 27 décembre 1836. On lui doit un recueil de fables où l'on sent cette influence.

La critique et l'auteur

Dame critique un jour, cédant à son humeur,
Adressa ce propos à certain pauvre auteur :
« Quoi ! vous voulez faire des fables
Et prétendez écrire en vers ?
Pour traiter cent sujets divers
Connaissez-vous les termes convenables,
Les poétiques fictions,
Et les riches expressions,
Et les bons mots, et les traits agréables ?
Entendez-vous la langue des oiseaux ?
Avez-vous observé les mœurs, le caractère
Des ours, des lions, des chameaux,
Et de tant d'autres animaux
Que l'on remarque sur la Terre ?
Et pour faire dans vos tableaux
Parler les fleurs, les arbres et les plantes,
Comme créatures vivantes,
Avez-vous pris le soin de les étudier ?
Connaissez-vous la botanique ?
Avez-vous fait votre logique ?
Et savez-vous l'art d'employer
Les figures de rhétorique ? »
Hélas ! Non, dit l'auteur : je ne puis le nier,
De ces sciences-là je ne possède aucune.
Mal partagé de la fortune,
En vain mon goût les affectionna :
Je n'eus jamais le moyen de m'instruire.
Peut-être seulement, si j'ose ici le dire,
Dame nature me donna
Un peu de sens qu'encore elle borna.
- Donc vous ne pouvez bien écrire,
Et vous taire est le plus prudent.
- J'en conviendrai ; mais cependant,
Quoique bien pénétré de mon insuffisance,
Puisque je sais quelque peu griffonner,
Ne puis-je pas en conscience,
En m'appliquant à raisonner,
Confier au papier ce qu'en secret je pense ?
- Mon cher, c'est une inconséquence.
- Vous pouvez me la pardonner.
Puis au reste, si ma morale
N'a rien du tout qui vous régale,
Vous êtes libre au moins de ne pas y donner,
Et puis enfin, dame critique,
Quel est votre talent, à vous ?
- Qui ? moi : je déchire, je pique ;
Et peu d'auteurs sont exempts de mes coups,
- J'entends : dans votre humeur caustique,
Vous percez tout de votre dard fatal.
Et bien, contentez-vous. Quant à moi, je préfère,
Du moins si je ne puis bien faire,
M'amuser sans faire de mal.

Pierre Blanchard,
Fables en vers, 1836

L'expression ouvrière qui prend vie vers la fin de l'Empire, et plus nettement sous la Restauration, est le symbole en quelque sorte de l'évolution d'un groupe en état de formation qui permute, parce qu'il en découvre les moyens techniques, la parole en écriture. La poésie ouvrière n'a pas donné dans le sens académique des ouvrages injustement méconnus, mais le témoignage d'une quête de connaissance dans laquelle on devine, plus qu'on ne lit, une volonté d'émancipation. Des premières voix, sous l'Empire, se font entendre, notamment dans les poésies de Pierre Dezoteux, cordonnier à Desvres (Pas-de-Calais), dans les Noëls provençaux de Joseph Arnaud, cordonnier vauclusien, dans les plaquettes de vers à la gloire de l'empereur du tapissier Denis-François Decors, et plusieurs ouvrages du cordonnier Colau. Apparaissent sous la Restauration, Louis Fayeulle, menuisier à Boulogne-sur-Mer, François Dominique Aubry, serrurier avignonnais, Isaac Moiré, rémouleur au Mans. Et bien d'autres... qui, durant le cycle évoqué, poursuivront après 1830, quelques-uns après 1848. Ils sont tous nés entre 1795 et 1830, les premières œuvres apparaissent régulièrement dès la fin du règne de Louis XVIII, mais c'est sous Louis-Philippe qu'ils publient leurs recueils les plus distinctifs. La toute première génération est donc dans sa pleine vitalité au moment des journées de Juillet 1830, la dernière au moment de celles de Juin 1848. Ils ont le même âge que Hugo, Nerval, Baudelaire, Banville, Sainte-Beuve, etc... En règle générale, ils sont assez éloignés des questions purement politiques. Le changement de pouvoir survenu à l'issue de la révolution de 1830, à laquelle nombre d'entre eux collaborèrent, les laisse indifférents. Le pouvoir n'est pas mis en cause, ils ne font valoir que le fait probant qu'ils sont les bras de la nation. Jules Mercier, homme de peine (manœuvre), se donna la mort en 1834 à vingt quatre ans en se jetant dans la Seine. Le jeune poète s'adresse aux nantis au nom du peuple :

Je ne menace pas, mais je veux de ma main
Forcer la vôtre à sonder sa blessure.
Je veux qu'en m'écoutant votre cœur plus humain
Songe aux maux que par vous et pour vous il endure.
Je ne menace pas, je le répète encor,
Mais je l'ai vu si grand que je crains sa colère ;
Je l'ai vu, triomphant, promener sa misère
Dans vos palais moqueurs, brillants de marbre et d'or.
Et, généreux pourtant, pour prix de vos conquêtes
Que voulait-il ? Vos biens ?... Non, quelques pauvres lois,
Lui qui, pour secouer sa vermine et ses rois,
De son pied de géant pouvait broyer vos têtes.

Jules Mercier

Tout comme Mercier, l'ébéniste Boissy exprime une volonté de paix sociale et appelle à la fraternisation des classes :

La gloire est maintenant aux champs de l'industrie ;
Plus de lauriers souillés des pleurs de la patrie ;
La charrue a plus fait pour notre liberté
Que mille ans de combats sur ce sol attristé
Donc, c'est là qu'il faut courir à la victoire ;
Venez léguer encor de grands noms à l'Histoire ;
Vous possédez de l'or, nous avons des bras :
Soyez les généraux, nous serons les soldats.
Unissons-nous, enfin, et que Dieu nous seconde
Pour l'affranchissement et le bonheur du monde.

Compagnons. Tous réclament l'émancipation de tous les défavorisés, mais seuls quelques-uns savent montrer avec dignité le fond du problème et proposer des solutions applicables. Ils ne sont guère écoutés que d'une fraction de leur classe, et les échos faits à leurs travaux par des critiques ou théoriciens non-ouvriers adoptent trop souvent le ton polémique des pamphlets qui veulent faire admettre, avant toute autre chose, leur propre vision du monde. Quoi qu'il en soit, il y a déjà là un constat de l'existence réelle d'une poésie qui se cherche. En cette première moitié du XIXe siècle, l'ouvrier bâtit la réalité humaine à travers son ouvrage ; s'il vient à la poésie, il ne s'exprimera pleinement que lorsqu'il la bâtira à l'aide d'éléments de sa réalité. Dans les poèmes les plus réussis, il semble plus vouloir réaliser ses rêves et pensées sur l'organisation du monde ou sur son drame personnel que de vouloir les idéaliser. C'est pourquoi il prend plus aisément pour maîtres les poètes les plus pragmatiques de son temps, et, à travers eux, même s'il écrit quelque peu dans leur style, il n'est vraiment lui-même que lorsqu'il exprime du fond de son cœur sa réalité quotidienne et celle des siens.

Sonnet

Je vais vous esquisser, en un seul trait de plume,
Ma vie et son étrangeté :
Dans le plâtre, dans l'eau, dans la chaux qu'elle allume,
La misère, à dix ans, tout chétif m'a jeté.

Depuis, j'ai lambrissé le boudoir que parfume
L'haleine de la volupté,
Blanchi la cathédrale où l'encens divin fume,
La guinguette où l'on boit le vin et la gaîté.


Dans les maisons de jeu, dans ces antres infâmes
Où le vice effronté prend le masque des femmes,
Sur les toits, dans la cave, on me fait travailler.

Mon marteau démolit le palais, la chaumière ;
Et mon œil étonné, dans leurs flots de poussière,
Croit voir muets d'effroi les siècles s'envoler.

Charles Poncy, (1821-1891)

Charles Poncy est né à Toulon le 4 avril 1821 et travaille, dès l'âge de neuf ans, au service de maçons. C'est ce métier qu'il exercera pendant de nombreuses années. Il devint secrétaire de la mairie de Toulon, puis de la chambre de commerce. Entrepreneur de maçonnerie sous le Second Empire, il s'enrichit considérablement par des spéculations immobilières. Il mourut le 30 janvier 1891 dans sa ville natale.

Il fut l'un des plus célèbres des ouvriers poètes de la Monarchie de juillet. Il doit sa renommée, certes, à ses poèmes, mais aussi à l'intérêt que lui porta George Sand qui, salua publiquement en lui « l'ascension du peuple vers la littérature de l'art ».

Le désir d'écrire n'est-il pas un besoin de communiquer ?

Les ouvriers poètes ont écrit d'abord pour exister par rapport au monde qui les sous-évaluait. Leur vocabulaire, ils le puisèrent où ils purent avec les quelques formules vives et sonores, nouvelles et encore peu répandues, dans lesquelles ils renfermaient leurs idées : émancipation, exploitation, sueur des ouvriers, solidarité, prolétaire, salarié etc... Mais ils connurent aussi les œuvres romantiques pleines d'alarmes, d'autan, de courroux, de frimas, de larmes, d'ambroisie, d'azur et de gazon : leur poésie n'exprime pas toujours leur vie quotidienne. Augustine-Malvina Blanchecotte est généralement plaintive ; très lamartinienne à ses début, elle se rapprocha de la poésie parnassienne vers 1870. Née à Paris le 30 Novembre 1830, elle est couturière lorsqu'elle publie son premier recueil de poésie en 1855. Elle fut en relation avec Lamartine, et fut même encouragée par Sainte-Beuve qui lui consacra l'une de ses causeries du Lundi.

C'était dans la saison des roses...

C'était dans la saison des roses,
Avril éblouissait ton cœur ;
Le ciel répandait sa couleur
Sur tes ailes fraîches écloses :
C'était dans la saison des roses !

Ton âme était ivre d'aimer !
Plus belle que les plus beaux rêves,
Ta vie aux débordantes sèves
Toute neuve allait s'enflammer :
Ton âme était ivre d'aimer !

Moi, c'était ma saison d'automne ;
L'âpre bise sifflait toujours ;
Et rapides tombaient mes jours
Comme la feuille tourbillonne :
Moi, c'était ma saison d'automne !

Ma gerbe était faite ici-bas,
Ma route presque terminée ;
Et lasse au bout de ma journée
J'allais et ne t'écoutais pas :
Ma gerbe était faite ici-bas !<

J'avais eu ma récolte pleine,
Ce qu'à son pâle genre humain
Dieu jette le long du chemin
Peu de joie et beaucoup de peine !
J'avais eu ma récolte pleine !

Le travail littéraire, le travail obstiné n'est pas, dans l'expression ouvrière, seulement celui de la conception des poèmes, mais aussi la recherche de l'acquisition des connaissances par des hommes qui n'avaient connu pour la plupart, quand ils les avaient connus, que les bancs de l'école du village durant peu d'années et le plus souvent pendant les seuls mois de l'hiver. Combien apprirent à lire, dans des œuvres aussi disparates que le Télémaque de Fénelon, les tragédies de Racine, les Fables de La Fontaine, ou encore, ce qui fut le plus fréquent, la Bible. L'importance du livre, symbole du combat contre l'ignorance, outil d'émancipation individuelle et sociale, n'échappe pas à l'ouvrier poète, qui a toujours tendance à le vénérer comme un dieu porteur de lumière qui le fera accéder au monde de justice dont il rêve.

© Gérard Trougnou, 1990

Nota bene

On peut lire sur le site « Gallica » de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) un ouvrage d'Alphonse Viollet, paru en 1846, intitulé Les Poètes du peuple au XIXe siècle. Deux poèmes y sont cités à la fin de chaque étude sur un poète.

Précision

Cet exposé fut donné la première fois le 15 mars 1990 dans un cercle poétique bien connu à Paris. Dans ce même cercle, à une soirée de mai 1986, j'avais donné une conférence sur le poète Robert Desnos, dont le texte fut publié dans la revue de ce cercle.

Pourquoi les ouvriers poètes ne furent-ils pas publiés ?

Au dire du patron des lieux, il n'y avait pas de poète ceux-ci ou ceux-là, mais des poètes tout simplement. Évidemment, j'adhérais et j'adhère encore entièrement à cette philosophie.

Mais ce qui semble très douteux, c'est que, à cette soirée du 15 mars 1990, une heure après son propos, alors que les participants à la soirée s'apprêtaient à partir, cette même personne annonça « une soirée prochaine sur les ingénieurs poètes » : sans commentaire !

Ce que m'a appris Edmond Thomas, à la lecture de Voix d'en bas, c'est qu'hélas le monde n'a guère changé, un siècle et demi après le mouvement, le mépris pour les autodidactes, quelle que soit la matière où ils brillent, est toujours d'actualité.

L'instruction n'a jamais rendu intelligent, et il ne suffit pas d'être professeur de français pour être poète ! Si c'était le cas, nous le saurions et la poésie ne se languirait plus au fond des cartons poussiéreux des libraires ou au dernier rayonnage des bibliothèques, accessible par un escabeau !

Gérard Trougnou

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