Coups de foudre | L'œuvre L'œuvre de Théophile Gautier, notamment poétique, a été saluée à peu près unanimement par ses pairs. En 1857, Baudelaire lui avait même dédicacé Les Fleurs du mal dans des termes étonnants : AU POÈTE IMPECCABLE AU PARFAIT MAGICIEN ÈS LETTRES FRANÇAISES A MON TRÈS CHER ET TRÈS VÉNÉRÉ MAITRE ET AMI THÉOPHILE GAUTIER AVEC LES SENTIMENTS DE LA PLUS PROFONDE HUMILITÉ JE DÉDIE CES FLEURS MALADIVES C. B. Un an et demi après sa mort parut une sorte de monument littéraire à sa gloire, Le Tombeau de Théophile Gautier, introduit par Victor Hugo et qui contenait 93 poèmes le célébrant. Notons toutefois que, malgré plusieurs candidatures, il ne fut pas élu par les Immortels de l'Académie française. À première vue, qu’il ait pu être un militant de la cause romantique et que tant de poètes, et particulièrement Baudelaire, l’ait admiré à ce point, voilà qui ne laisse pas d’étonner. C’est qu’on a retenu surtout à son sujet la formule « l’Art pour l’Art », qui l’a fait classer comme un des inspirateurs du mouvement parnassien, ce qui est vrai, même s’il n’a en fait jamais reconnu explicitement cette formule comme le résumé exact de sa pensée. Pourtant elle ne semble pas la trahir quand on lit, par exemple, ces lignes de la préface d’Albertus, publié en 1932 : « aux utilitaires utopistes, économistes, saint-simonistes et autres qui lui demanderont à quoi cela rime, - [l’auteur du présent livre] répondra : le premier vers rime avec le second quand la rime n’est pas mauvaise, et ainsi de suite. À quoi cela sert-il ? - Cela sert à être beau. » ou celles-ci dans la préface de Mademoiselle de Maupin : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. — On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. » Mais ce que défendait avec verve l’homme de 1830 à la veste cerise et vermillon, c’était la nouveauté, le drame romantique, mélange de sublime et de grotesque. Et si, dans son œuvre, on ne trouve guère de longs épanchements personnels comme ceux de Lamartine, Hugo ou Musset, il dit « je » assez souvent dans des poèmes de diverses époques et l’évocation fréquente de la mort semble l’écho authentique d’une pensée qui l’obsède. Là où il s’est fortement éloigné du romantisme d’un Victor Hugo, c’est dans l’idée que l’art n’a pas pour fonction d’être utile à quelqu’un ou à quelque chose, il ne doit servir aucune cause. Quant à l’admiration réciproque que se vouaient Baudelaire et lui*, on peut la comprendre en pensant au culte qu’ils avaient tous les deux du Beau et au refus du mysticisme hugolien, qui leur était commun. Michel Brix, qui a établi l’édition des œuvres poétiques complètes de Théophile Gautier (Bartillat, 2004), explique qu’« ils se sont reconnus frères dans la pratique d’un art qui consiste à restituer, non l’essence ou la signification transcendantale des choses, mais à travers l’effet que les objets produisent sur celui qui les regarde ». Entre 1863 et 1872, Théophile Gautier a publié plusieurs recueils de poésies, dont la plupart ne brillent pas par l’originalité de leur titre Premières poésies, Poésies nouvelles, Poésies libertines... Font notable exception Albertus, en 1832, La Comédie de la Mort en 1838 et Émaux et camées, qui a connu plusieurs éditions différentes sur vingt ans, de 1852 à 1872. Albertus est un récit de 122 stophes de douze alexandrins, soit près de 1500 vers, dont l’intrigue est plutôt mince : une affreuse sorcière se transforme en splendide jeune femme, qui va affoler toute la gent masculine de la ville de Leyde, mais qui va tomber amoureuse d’un certain Albertus dans les bras duquel elle va redevenir l’immonde créature du début de l’histoire. Vous imaginez la profusion des portraits et des descriptions, souvent appuyées sur l’évocation de tableaux flamands, c’est l’œuvre la plus romantique de Gautier, par le sujet emprunté au Moyen Âge et par le souffle hugolien des développements. Victor Hugo aimait appeler Gautier son « cher Albertus ». Parue six ans plus tard, La Comédie de la Mort est le reflet d’une des obsessions du poète, à laquelle j’ai déjà fait allusion. Il s’agit d’un long discours de 1200 vers environ, en deux parties : « La vie dans la mort », où il développe une vision de morts vivant dans leur tombeau et, notamment, une trépassée conversant avec les vers qui la rongent, et « La mort dans la vie » où il évoque des vivants qui sont comme des morts. À la suite de cette méditation, qui donne son nom au recueil, ont été placées une cinquantaine de poésies diverses qui n’ont rien de la froideur que l’on attribue généralement à Théophile Gautier :il y met beaucoup plus de lui-même que ce qu’on en a dit. Quand j’ai eu terminé ma sélection, je me suis aperçu que j’avais choisi plus de poèmes dans ce recueil que dans Émaux et camées, celui qui a été considéré comme son chef d’œuvre : j’ai maintenu mes choix... Sur le plan de la versification, Théophile Gautier n’a pas apporté de révolution. Tout au plus a-t-il importé en France la « terza rima » des Italiens, c’est-à-dire les strophes de trois vers, nous en aurons un bel exemple ce soir. Le vers qu’il a privilégié, c’est l’octosyllabe. Par exemple, c’est le cas de presque tous les poèmes d’Émaux et camées. Le plus connu d’entre eux, « L’Art », fait exception avec ses strophes composées de quatre vers, deux de six pieds, un de deux et le dernier de six. De nombreux poèmes ont inspiré des mélodies : d’après un critique canadien, « deux cent soixante-seize compositeurs ont choisi d’en mettre en musique cinq cent quarante fois au cours d'un siècle et demi ! ». Parmi eux, Hector Berlioz et Gabriel Fauré. À lire à ce sujet : « Théophile Gautier parolier » sur le site de la Mount Allison University. * Th. Gautier : photo de Nadar, 1855.
|
||