Iwan Gilkin : choix de poèmes Psychologie
À Camille Lemonnier
Je suis un médecin qui dissèque les âmes,
Penchant mon front fiévreux sur les corruptions,
Les vices, les péchés et les perversions
De l'instinct primitif en appétits infâmes.
Sur le marbre, le ventre ouvert, hommes et femmes
Étalent salement dans leurs contorsions
Les ulcères cachés des noires passions.
J'ai palpé les secrets douloureux des grands drames,
Puis, les deux bras encor teints d'un sang scrofuleux,
Poète, j'ai noté dans mes vers scrupuleux
Ce que mes yeux aigus ont vu dans ces ténèbres.
Et s'il manque un sujet au couteau disséqueur,
Je m'étends à mon tour sur les dalles funèbres
Et j’enfonce en criant le scalpel dans mon cœur.
Stercocaires
À la face du ciel, chez les peuples du Gange,
Toutes les saletés des villes sans égout
— Pour la mouche et le ver délicieux ragoût —
Bavent sur le pavé leur innommable fange.
Des tas de détritus et de déjections
Où dans l’ordure luit la blancheur des cadavres,
Forment des continents de caps mous et de havres
Qu’un liquide puant baigne d’infections.
Bouses, fumiers malsains, carcasses et charognes
Brasillent au soleil qui fait fumer leur jus.
Les vautours vidangeurs et les aigles goulus
Disputent ce festin aux macabres cigognes.
Puis, repus de poisons, loin des lieux habités,
Ils cherchent pour mourir les hauts monts solitaires.
— Les poètes aussi, pareils aux stercoraires,
Mangent les excréments des boueuses cités.
Les intestins chargés de pourriture humaine,
Dont le venin leur brûle et leur corrompt le sang,
Sur leurs Himalayas ils crèvent en poussant
Un effroyable cri de douleur et de haine.
Mer rouge
Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin,
Cette nuit j'ai noyé le spleen qui me consume
Dans les flots cramoisis d'un océan de vin.
J'ai bu. Pour me soûler j'ai bu jusqu'au matin
Le bourgogne entêtant dont la vapeur embrume
Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin.
Et voici qu'ivre-fou, liquide pèlerin,
Mon corps danse au hasard, fouetté de rose écume,
Dans les flots cramoisis d'un océan de vin.
Point de bords. Un ciel rond qu'interrogent en vain
Dans la viduité de sa vaste amertume
Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin.
Seul un rouge soleil, un soleil assassin,
Lave ses rais sanglants, où le meurtre encore fume,
Dans les flots cramoisis d'un océan de vin.
Soudain de chaque vague émerge un front humain :
Faces d'hommes, d'enfants, où la colère allume
Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin,
Faces aux traits crispés de misère et de faim,
Ou que le vice enfla d'un hideux apostume
Dans les flots cramoisis d'un océan de vin.
Du sommeil limoneux de son tombeau marin
Le peuple des noyés séculaires s'exhume,
Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin.
Seigneur, avec ces morts, vais-je nager sans fin
En la stupide horreur d'une ivresse posthume,
Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin,
Dans les flots cramoisis d'un océan de vin ?
Clair de lune
Les cygnes blancs du clair de lune,
Avec leurs plumages fluides,
Dans le brouillard blanc, sur l'eau brune,
Glissent comme des nefs liquides.
Les opales du clair de lune
Irisent leurs neigeuses flammes
Au fond de l'étang, sous l'eau brune,
Dans les remous que font les rames.
Les nénufars du clair de lune
En leurs fières candeurs d'hosties
Invitent l'âme, dans l'eau brune,
Aux mortelles eucharisties.
Et les enfants du clair de lune
Assoupis dans leur lente yole
Sous le brouillard blanc, dans l'eau brune,
Meurent, comme un chant de viole.
Printemps
Quand loin de la chair molle et des amours brutales
Les pardons du sommeil tombent sur mes yeux las,
Je rêve un odorant bosquet de blancs lilas,
Abritant vos baisers, tendresses virginales !
J'aime comme une fleur, j'aime comme un oiseau.
J'aime si doucement que l'amour s'en étonne ;
Et les jeunes printemps viennent dans mon automne
Refléter leur beauté comme le ciel dans l'eau.
Des brises, des chansons, des parfums, des lumières !,
Mon âme vous salue, ô splendeurs printanières.
Suprême illusion de la félicité !
Ni passé ni futur : le présent nous convie !
Le mensonge divin chante la volupté
Et leurre en souriant l'Espérance ravie.
La Nuit, 1897. |