Maurice Maeterlinck : choix de poèmes Serre chaude
Ô serre au milieu des forêts !
Et vos portes à jamais closes !
Et tout ce qu'il y a sous votre coupole !
Et sous mon âme en vos analogies !
Les pensées d'une princesse qui a faim,
L'ennui d'un matelot dans le désert,
Une musique de cuivre aux fenêtres des incurables.
Allez aux angles les plus tièdes !
On dirait une femme évanouie un jour de moisson ;
II y a des postillons dans la cour de l'hospice ;
Au loin, passe un chasseur d'élans, devenu infirmier.
Examinez au clair de lune !
(Oh rien n'y est à sa place !)
On dirait une folle devant les juges,
Un navire de guerre à pleines voiles sur un canal,
Des oiseaux de nuit sur des lys,
Un glas vers midi,
(Là-bas sous ces cloches !)
Une étape de malades dans la prairie,
Une odeur d'éther un jour de soleil.
Mon Dieu ! mon Dieu ! quand aurons-nous la pluie,
Et la neige et le vent dans la serre !
Serre d’ennui
Ô cet ennui bleu dans le cœur !
Avec la vision meilleure,
Dans le clair de lune qui pleure,
De mes rêves bleus de langueur !
Cet ennui bleu comme la serre,
Où l'on voit closes à travers
Les vitrages profonds et verts,
Couvertes de lune et de verre,
Les grandes végétations
Dont l'oubli nocturne s'allonge,
Immobilement comme un songe,
Sur les rosés des passions ;
Où de l'eau très lente s'élève,
En mêlant la lune et le ciel
En un sanglot glauque éternel,
Monotonement comme un rêve.
Serres chaudes, 1889
Cloches de verre
Ô cloches de verre !
Étranges plantes à jamais à l'abri !
Tandis que le vent agite mes sens au dehors !
Toute une vallée de l'âme à jamais immobile !
Et la tiédeur enclose vers midi !
Et les images entrevues à fleur du verre !
N'en soulevez jamais aucune !
On en a mis plusieurs sur d'anciens clairs de lune.
Examinez à travers leurs feuillages :
II y a peut-être un vagabond sur le trône,
On a l'idée que des corsaires attendent sur l'étang,
Et que des êtres antédiluviens vont envahir les villes.
On en a placé sur d'anciennes neiges.
On en a placé sur de vieilles pluies.
(Ayez pitié de l'atmosphère enclose !)
J'entends célébrer une fête un dimanche de famine,
II y a une ambulance au milieu de la moisson,
Et toutes les filles du roi errent, un jour de diète, à travers les prairies !
Examinez surtout celles de l'horizon !
Elles courent avec soin de très anciens orages.
Oh ! Il doit y avoir quelque part une énorme flotte sur un marais !
Et je crois que les cygnes ont couvé des corbeaux !
(On entrevoit à peine à travers les moiteurs)
Une vierge arrose d'eau chaude les fougères,
Une troupe de petites filles observe l'ermite en sa cellule,
Mes sœurs sont endormies au fond d'une grotte vénéneuse !
Attendez la lune et l'hiver,
Sur ces cloches éparses enfin sur la glace !
Feuillage de cœur
Sous la cloche de cristal bleu
De mes lasses mélancolies,
Mes vagues douleurs abolies
S'immobilisent peu à peu :
Végétations de symboles,
Nénuphars mômes des plaisirs,
Palmes lentes de mes désirs,
Mousses froides, lianes molles.
Seul, un lys érige d'entre eux,
Pâle et rigidement débile,
Son ascension immobile
Sur les feuillages douloureux,
Et dans les lueurs qu'il épanche
Comme une lune, peu à peu,
Élève vers le cristal bleu
Sa mystique prière blanche.
Chasses lasses
Mon âme est malade aujourd'hui,
Mon âme est malade d'absences,
Mon âme a le mal des silences,
Et mes yeux l'éclairent d'ennui.
J'entrevois d'immobiles chasses,
Sous les fouets bleus des souvenirs,
Et les chiens secrets des désirs,
Passent le long des pistes lasses.
À travers de tièdes forêts,
Je vois les meutes de mes songes,
Et vers les cerfs blancs des mensonges,
Les jaunes flèches des regrets.
Mon Dieu, mes désirs hors d'haleine,
Les tièdes désirs de mes yeux,
Ont voilé de souffles trop bleus
La lune dont mon âme est pleine.
Heures ternes
Voici d'anciens désirs qui passent,
Encor des songes de lassés,
Encor des rêves qui se lassent ;
Voilà les jours d'espoir passés !
En qui faut-il fuir aujourd'hui !
Il n'y a plus d'étoile aucune :
Mais de la glace sur l'ennui
Et des linges bleus sous la lune.
Encor des sanglots pris au piège !
Voyez les malades sans feu,
Et les agneaux brouter la neige ;
Ayez pitié de tout, mon Dieu !
Moi, j'attends un peu de réveil,
Moi, j'attends que le sommeil passe,
Moi, j'attends un peu de soleil
Sur mes mains que la lune glace.
Ennui
Les paons nonchalants, les paons blancs ont fui,
Les paons blancs ont fui l'ennui du réveil ;
Je vois les paons blancs, les paons d'aujourd'hui,
Les paons en allés pendant mon sommeil,
Les paons nonchalants, les paons d'aujourd'hui,
Atteindre indolents l'étang sans soleil,
J'entends les paons blancs, les paons de l'ennui,
Attendre indolents les temps sans soleil.
Visions
Je vois passer tous mes baisers,
Toutes mes larmes dépensées ;
Je vois passer dans mes pensées
Tous mes baisers désabusés.
C'est des fleurs sans couleur aucune,
Des jets d'eau bleus à l'horizon,
De la lune sur le gazon,
Et des lys fanés dans la lune.
Lasses et lourdes de sommeil,
Je vois sous mes paupières closes,
Les corbeaux au milieu des rosés,
Et les malades au soleil,
Et lent sur mon âme indolente,
L'ennui de ces vagues amours
Luire immobile et pour toujours,
Comme une étoile pâle et lente.
Serres chaudes, 1889.
Chansons I et II
I
Elle l'enchaîna dans une grotte,
Elle fit un signe sur la porte ;
La vierge oublia la lumière
Et la clef tomba dans la mer.
Elle attendit les jours d'été :
Elle attendit plus de sept ans,
Tous les ans passait un passant.
Elle attendit les jours d'hiver ;
Et ses cheveux en attendant
Se rappelèrent la lumière.
Ils la cherchèrent, ils la trouvèrent,
Ils se glissèrent entre les pierres
Et éclairèrent les rochers.
Un soir un passant passe encore,
II ne comprend pas la clarté
Et n'ose pas en approcher.
II croit que c'est un signe étrange,
II croit que c'est une source d'or,
II croit que c'est un jeu des anges,
II se détourne et passe encore...
II
Et s'il revenait un jour
Que faut-il lui dire ?
-Dites-lui qu'on l'attendit
Jusqu'à s'en mourir...
Et s'il m'interroge encore
Sans me reconnaître ?
-Parlez-lui comme une sœur,
II souffre peut-être...
Et s'il demande où vous êtes
Que faut-il repondre ?
-Donnez-lui mon anneau d'or
Sans rien lui répondre...
Et s'il veut savoir pourquoi
La salle est déserte ?
-Montrez-lui la lampe éteinte
Et la porte ouverte...
Et s'il m'interroge alors
Sur la dernière heure ?
-Dites-lui que j'ai souri
De peur qu'il ne pleure...
XIV
Les trois sœurs ont voulu mourir
Elles ont mis leurs couronnes d'or
Et sont allées chercher leur mort.
S'en sont allées vers la forêt :
« Forêt, donnez-nous notre mort,
Voici nos trois couronnes d'or. »
La forêt se mit à sourire
Et leur donna douze baisers
Qui leur montrèrent l'avenir.
Les trois sœurs ont voulu mourir
S'en sont allées chercher la mer
Trois ans après la rencontrèrent :
« Ô mer donnez-nous notre mort,
Voici nos trois couronnes d'or. »
Et la mer se mit à pleurer
Et leur donna trois cents baisers,
Qui leur montrèrent le passé.
Les trois sœurs ont voulu mourir
S'en sont allées chercher la ville
La trouvèrent au milieu d'une île :
« Ô ville, donnez-nous notre mort,
Voici nos trois couronnes d'or. »
Et la ville, s'ouvrant à l'instant
Les couvrit de baisers ardents,
Qui leur montrèrent leur présent.
Quinze chansons, 1896-1900. |